De l'art d'accueillir des cornichons dans un bocal

par Sophie Dolléans et Céline Santran

- Faut s’arrêter à Saint-Denis et prendre le RER bfiiit direction bfiiiit, déclare Santrain entre deux sifflets du chef de gare.

- Combien de stations ? s’inquiéte D’Orléans qui prend pour la première fois les transports en commun.

-  Beaucoup.

Céline Santrain fut si évasive, que Sophie d’Orléans y vit une sorte de message subliminal. Beaucoup ? C’est surement trop, pensa-t-elle. Un pressentiment d’une singularité étrange et mystérieusement familier, fait de bric et de broc, mais néanmoins intuitif, l’étreignit. Et puis, qui était ce Loupiot dont Céline lui rabattait les oreilles et dont elle scandait le nom : « Ô loupiot, ô loupiot ». Ce voyage à Auvers-sur-Oise et ce prix de la nouvelle humoristique, semblaient s’inscrire sous le signe d’énigmes à résoudre.

 

Arrivées à destination, Céline et Sophie cancanent à propos des membres du jury qui s’apprêtent à pénétrer dans l’annexe de l’auberge Ravoux.

- C’est qui lui ? interroge Sophie.

Pascal Fioretto, lui répond Céline, l’œil qui frise.

-   Il est un peu maigrichon.

-   Mais tellement élégant !

-  Et le grand blond aux cheveux coupés en brosse ?

Hervé Le Tellier, lui souffle Céline dans une forme de respect divin.

-  Prrrt…

- Mathématicien, docteur en linguistique, journaliste, romancier, nouvelliste, scénariste, auteur de pièces de théâtre !  L’OuLiPo ! L’Ouvroir de Littérature Potentiel ! M’enfin !!

- Ah ! Le Loupiot !… Et la grande coiffée à la Heidi fille de la montagne ?

- Fred-So Braize ! s’enthousiasme Santrain.

- Elle doit être savoyarde. Je les sens les savoyards, moi. Ils ont dans le regard comme un manque d’iode ou un trop plein radioactif. En Haute-Savoie, c’était la misère, tu sais, la misèèèère ! Y a même une Lily qui se trimballait avec des siamoises dans une charrette.

- Et bé, tu es sûre que tu as le sens de l’accueil ? s’inquiète Céline.

- Mais oui ! C’est un don transmis de génération en génération, lui assure D’Orléans en réajustant sa couronne.

 

À midi pétant, le jury a fini de délibérer. Pascal Fioretto et Frédérique-Sophie Braize discutent de chimie moléculaire alors qu’Hervé Le Tellier s’est arrêté devant le merisier planté au milieu de la cour. « La séduction est comme un cerisier en fleurs plein de promesses, il suffit d’attendre un peu pour en récolter les fruits. » songe-t-il, perplexe. Élodie Tordante rejoint en courant les deux compères, leur donne les titres des œuvres lauréates et leur répète les consignes : tenir le secret des délibérations jusqu’au final et accueillir les finalistes avec humour et signaler les absents.

- Vous allez voir, soutient D’Orléans, les lauréats ne seront pas là. J’ai vu trois mésanges au pied de la mairie. C’est un signe.

Élodie lève les yeux au ciel, Céline pouffe. Sophie se drape dans sa dignité et sa noble lignée, puis d’une démarche chaloupée se dirige vers la grande salle où le couvert est dressé. À table ! lance-t-elle, à la volée.

 

*****

 

Le jury est en place pour recevoir les treize finalistes. Céline et Sophie, en poste devant la porte d’entrée, les accueillent et notent fébrilement le nom des œuvres présentes ; et de deux, trois, sept, dix. Trois manquent à l’appel. Céline, de son petit doigt gracieux pointe les titres des trois œuvres absentes et devient aussi blanche qu’un bidet dix-neuvième décapé au Cilit Bang (Céline n’a que faire des anachronismes) : Le génie du bocal, Toucher le fond, Les condiments de la discorde. Nos trois lauréats, dans l’ordre ! Putain de mésanges, maugréé Sophie. Céline regrette que les oiseaux de mauvais augure ne se cachent pas pour mourir, D’Orléans lance un regard de détresse vers Tordante :

- Je veux bien accueillir, grogne-t-elle, mais si les gens ne viennent pas !

Après dix minutes d’une attente aux langueurs océanes qui amenuisent peu à peu les forces vives des deux agents d’accueil, Sophie sort son doudou porte-bonheur, Céline avale deux antispasmodiques arrosés d’absinthe (voilà qu’elle se prend pour van Gogh). Puis apparaît, porté par un halo de lumière ardente, un homme aux cheveux argentés, le regard bleu acier.

- Laurent Lagarde, décline le chevalier.

- Et le nom de votre œuvre ? s’inquiète D’Orléans.

- Le génie du bocal.

- Je vous attendais, je n’attendais que vous, lui susurre Céline mue par un obscur objet du désir.

-Moi aussi, souffle Sophie, en écho.

Une voix glaçante venue d’ailleurs, brise leurs émotions printanières :

- Je suis sa femme.

- Désolée, lui répond D’Orléans.

- Condoléances, ajoute Céline.

 

Nul doute, l’accueil est de qualité. Xavier Serrano de Bergeroc auteur de Toucher le fond, arrivé quelques secondes plus tard, dira : « Souffrez, Mesdames, qu’on vous salue, c’est là ce qui s’appelle avoir pignon sur rue ! ». Ce, à quoi, Céline répondra : « Voulez-vous nous mettre en loterie ? Assurément, Monsieur, ce sera le gros lot.»

La master-class a commencé, les minutes passent et les condiments de la discorde ne sont toujours pas arrivés.

- Ce n’est sûrement pas un hasard, remarque Sophie, tu vas voir que ça va être le bazar à la remise des prix. Je le sens.

Élodie, avertie de l’absence du troisième lauréat, convoque les deux agents d’accueil pour un débriefing :

- L’auteur a utilisé beaucoup de dialogue, le texte est bavard, c’est certainement une femme. Son style est enlevé, ça swingue. Donc, elle est jeune, entre 25 et 30 ans. C’est une littéraire, car elle utilise les tirets cadratins. En général elles sont plutôt brunes, grandes et sveltes, conclut Élodie, garantissant son analyse par ses études récentes en criminologie.

- T’es vraiment sûre, Candice Renoir ? s’inquiète Céline en secouant ses boucles blondes.

- On n’est jamais certains, mais ce sont les seuls éléments que nous avons. Donc, pendant que les auteurs dédicacent à la librairie, vous cherchez une femme jeune brune et svelte !

La tâche s’avère rapidement délicate. Un grand nombre de brunes, plutôt minces, à la mine peut-être un peu asiatique et armées d’appareils photos mitraillent la façade de l’auberge Ravoux. Céline s’avance vers le petit groupe et, à la manière de Nelson Montfort mâchouillant des Chamallows, questionne :

-  Are you the author of The condiments of the dissension ? 

Devant leurs regards hébétés, Santrain pour contextualiser sa demande, rajoute :

- For the prize about the pickles !

Visiblement, cela éveille les Chinoises qui se ruent sur Céline dans un remake de l’invasion mongole menée par Gengis Khan en hurlant :

- We aren't Pickels ! We aren't pickels !!

 

L’enquête tourne au vinaigre mais D’Orléans y voit un signe et ne peut s’empêcher de penser qu’elles sont près du but : le troisième prix ne doit pas être loin, pense-t-elle. Céline s’est échappée du péril jaune, rejoint Sophie, les cheveux en bataille et la mine déconfite :

-Ah j'en ai connu des missions ! Le Prix du Haïku de Montfort-en-Chalosse, Poète et tais-toi au Festival des gens bons bâillonnés, mais là ! J’en peux plus, m’en fous du troisième prix !

- Les condiments de la discorde, un titre de circonstance. C’est rigolo, tu ne trouves pas ?

Céline est à deux doigts de faire péter la couronne de D’Orléans, quand une petite voix lui demande :

- Excusez-moi, vous faîtes partie du prix de la nouvelle humoristique ?

- Oui, nous sommes les agents d’accueil, répond Céline.

- Ah ! Je représente Stéphanie Lévi pour la remise des prix.

- Et le titre de son œuvre, c’est ?

- Euh, une histoire de pie voleuse.

- Attendez, attendez : Stéphanie est brune, jeune et mince ? inquisitionne D’Orléans.

- Euh, non, elle est blonde. Pourquoi ?

- Aaaaah oui ! La pie voleuse ! Le titre c’est : Les condiments de la discorde ! se souvient Céline, bienvenue, bienvenue. La mairie est ouverte, c’est à l’étage.

 

Céline et Sophie, épuisées par leur mission, s’assoient sur les marches de la mairie d’Auvers. Santrain se recoiffe, D’Orléans est songeuse. Élodie Tordante sort de la librairie, un stylo encore en main, et rejoint les deux comparses.

- Alors, vous avez trouvé le troisième prix ?

- Oui, et on l’a accueillie, souligne fièrement Céline.

-  Enfin, si c’est elle, rien n’est moins sûr ! Elle est blonde !! note Sophie.

- Oui, mais sa représentante est jeune, brune et svelte ! remarque Céline.

-  À la bonne heure ! Bravo les filles ! Prêtes pour remettre ça l’année prochaine ?

 

Sophie Dolléans et Céline Santran